La Fédération internationale des droits de l’homme vient de publier un rapport sur la Tunisie d’après le 14 janvier. Arrestations et détentions arbitraires, et même des actes de tortures restent encore monnaie courante dans la Tunisie post-révolutionnaire. Des résultats inquiétants, même si «des avancées ont été réalisées».
La Fédération internationale des droits de l’homme vient de publier un rapport sur la Tunisie d’après le 14 janvier. Arrestations et détentions arbitraires, et même des actes de tortures restent encore monnaie courante dans la Tunisie post-révolutionnaire. Des résultats inquiétants, même si «des avancées ont été réalisées».
La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), présidée par la journaliste tunisienne, Souhayr Belhassen, a publié, le mercredi 20 juillet un rapport intitulé «La Tunisie post Ben Ali face aux démons du passé : Transition démocratique et persistance de violations graves des droits de l’Homme». Le rapport se base sur une enquête menée conjointement par la FIDH, le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) et la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme (LTDH). Et ses résultats sont plutôt inquiétants, même si «des avancées importantes ont été réalisées».
Le rapport souligne ainsi la persistance du recours à «un usage disproportionné de la force, accompagné dans de très nombreux cas de graves violations des droits de l’Homme : arrestations et détentions arbitraires, mauvais traitements et, dans certains cas, actes de tortures. Ce constat s’est accompagné d’un autre, tout aussi alarmant : l’impunité persiste malgré les demandes répétées du peuple tunisien de faire en sorte que les responsables des violations commises, tant sous le régime de Ben Ali et en particulier pendant la Révolution, que depuis le 14 janvier, soient traduits en justice.
Mais pour la première fois en Tunisie précise la FIDH, des tribunaux ont accepté de prendre acte d’allégations de torture et ont ordonné des expertises médicales, un juge d’instruction à Kasserine a délivré des mandats d’amener contres des présumés hauts responsables des meurtres commis à Kasserine entre le 17 décembre et le 14 janvier.
La répression qui s’est abattue sur les victimes rencontrées par les chargés de mission a pris différentes formes : elle a ciblé les personnes identifiées comme les organisateurs, elle s’est, à Siliana par exemple, déroulée dans les nuits qui ont suivi les manifestations, s’apparentant à des actes de représailles collectives ou ciblées, elle s’est enfin parfois abattue de manière indiscriminée sur toute personne participant à une manifestation.
Derrière ces différentes formes apparaît un motif commun : celui d’instiguer la peur afin de dissuader de manifester à nouveau. Face à ces graves violations des droits de l’Homme, la réponse doit être judiciaire, elle doit permettre aux victimes de voir leurs bourreaux jugés équitablement, et se voir offrir la possibilité d’accéder à des réparations.
Pour terroriser les manifestants
Le fait qu’à Siliana ou à Kasserine, la plupart des jeunes victimes de violences aient été arrêtés non pas pendant les manifestations, mais dans les nuits qui ont suivi, souvent par des brigades venues en renfort de Tunis qui ont agi sur les indications données par la police locale, “démontre le caractère organisé de cette répression” souligne le rapport. Pour la FIDH, “ces actes semblent manifestement procéder d’une répression orchestrée, qui traduit une volonté délibérée de mettre un terme aux manifestations organisées depuis le 14 janvier”. Par conséquent, les explications du ministre de l’Intérieur tendant à attribuer ces actes à des pratiques isolées ne résistent pas à un examen approfondi des circonstances dans lesquelles ces actes ont été perpétrés. De tels actes ne peuvent que faire suite à des instructions données, au plus haut niveau, d’organiser une répression arbitraire.
De la même manière, le port de cagoules par des policiers, en tenue ou en civil, tel que très fréquemment exposé par les témoins entendus par les chargés de mission, tend à étayer la thèse d’une répression planifiée et organisée. Le port de ces cagoules ne peut s’expliquer que par le fait que les policiers qui se sont livrés à des exactions souhaitaient échapper à toute possibilité d’identification par leurs victimes, et par la même, de poursuites ou de sanctions.
Kasserine : Héroïsme ordinaire du juge Ben Jeddou
Les victimes de Kasserine rencontrées par les chargés de mission ont toutes exprimé une grande amertume, nourrie par le sentiment que leur ville est négligée, oubliée par le gouvernement de transition et renforcée par le fait qu’aucun policier responsable de la répression des manifestations qui ont eu lieu avant le 14 janvier n’avait jusqu’à présent fait l’objet de sanctions disciplinaires ou de poursuites judiciaires. Les sommes de 3000 dinars et 20000 dinars proposées respectivement à titre d’indemnisations pour les personnes blessées ou décédées sont jugées insuffisantes (nombre de familles ont d’ailleurs refusé de les percevoir). Les témoignages des victimes laissent toutefois apparaître une grande confiance dans la personne de l’un des juges d’instruction du Tribunal de première instance de Kasserine, M. Lotfi Ben Jeddou, qui a accueilli les plaintes déposées par les victimes de la répression jusqu’au 14 janvier et qui diligente des instructions contre les responsables des violations des droits de l’Homme commises (voir infra, sur le fonctionnement de la justice en Tunisie).
A Kasserine, les victimes rencontrées ont témoigné de la célérité avec laquelle le juge d’instruction Lotfi Ben Jeddou avait procédé à l’instruction des plaintes qu’ils avaient déposées, pour les faits commis entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011. Selon les avocats de Kasserine rencontrés par les chargés de mission, le juge Lotfi Ben Jeddou, qui a ouvert des instructions correspondant aux 21 morts et 400 blessés intervenus à Kasserine pendant la révolution, a néanmoins rencontré des obstacles importants dans la conduite de ses instructions : le démarrage de ces investigations a notamment été retardé en raison du transfert, au lendemain du 14 janvier, de l’intégralité des dossiers ouverts à la Commission nationale d’établissement des faits sur les dépassements commis durant les derniers évènements. Un mois après cette transmission, le juge Ben Jeddou a cependant été à nouveau saisi pour poursuivre les instructions ouvertes42. Entretemps, les corps des personnes décédées avaient été inhumés (ce qui rendait impossible la conduite d’expertises médicolégales complémentaires ou d’autopsies lorsque celles-ci n’avaient pas été réalisées) et certaines mesures qui auraient pu être mises en place pour conserver les preuves n’avaient pu l’être.
Malgré ces difficultés, le juge Ben Jeddou a conduit ses investigations et a tenté, lorsque cela était possible, de remonter la chaîne de commandement pour chaque crime faisant l’objet de ses investigations. Il a ainsi délivré des mandats d’amener à l’encontre de 7 officiers des forces de sécurité et hauts responsables du ministère de l’Intérieur. Seuls deux mandats d’amener ont été exécutés : Youssef Abdelaziz (qui dirigeait l’unité de la BOP envoyée dans la région de Kasserine au moment de la révolte populaire).et son supérieur hiérarchique, Adel Tiouiri, ont ainsi été déférés devant le juge Ben Jeddou.
Dans la conduite de ses investigations, le juge Ben Jeddou a ainsi été confronté à un obstacle de taille: l’absence totale de coopération de la police judiciaire, censée pourtant, au terme des articles 10 et suivants du Code de procédure pénale, exercer ses fonctions sous l’autorité du Procureur général de la République et agir notamment par le biais de commissions rogatoires.
En l’espèce, la police judiciaire a non seulement refusé d’exécuter les mandats d’amener, mais a également refusé de communiquer au juge d’instruction les registres dans lesquels sont consignés les noms des brigades intervenues à Kasserine entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, ainsi que les noms des chefs des brigades ayant utilisé les armes dont les balles ont été retrouvées dans les corps des personnes décédées ou blessées, lorsque ces balles avaient pu être extraites par les médecins. La communication de ces registres aurait en effet permis au juge d’instruction d’établir avec certitude la responsabilité des officiers dans les actes objets de ses instructions.
Interrogé sur cette absence de coopération de la part de la police judiciaire, qui a ainsi entravé la recherche de la vérité, le ministre de l’Intérieur, M. Habib Essid, a convenu de la réalité de ces entraves, tout en les justifiant en déclarant qu’on ne pouvait demander à des officiers de police d’enquêter sur d’autres policiers, et que s’agissant de ce type de dossiers, les juges d’instruction devaient se résoudre à enquêter seuls. La FIDH, la LTDH et le CNLT considèrent que cette réponse est loin d’être satisfaisante et qu’elle traduit le manque de volonté du ministère de l’Intérieur de poser des actes forts en faveur de la lutte contre l’impunité. Il est évident que tant que des instructions claires ne seront pas données au plus haut niveau par les autorités de transition, dans le sens d’une priorité absolue donnée à la poursuite et au jugement des responsables des violations des droits de l’Homme qui ont été commises sous le régime de Ben Ali et qui continuent d’être commises par les forces de sécurité dans le cadre de la répression des manifestations organisées depuis le 14 janvier, aucune avancée significative n’aura lieu et de telles violations continueront d’être perpétrées.
Source FIDH.org