Et si l’ascension d’Adnene Kheder PDG de la télévision nationale au rang de secrétaire d’état n’était que le début ou plutôt la continuité d’un régime clientéliste? Au regard de la loi, cette nomination pose tous les enjeux de la réforme du système Ben Ali.
C‘est une nomination qui semble être passée inaperçue et pourtant elle incarne à elle seule, toutes les dérives inspirées de l’ancien régime qui persistent encore. La nouvelle est tombée il y a quelques jours, le PDG de la télévision nationale, Adnene Kheder, est élevé au rang de secrétaire d’Etat. Seulement qu’est-ce que cela implique? Loin d’être un privilège minime, celui-ci remonte aux années Ben Ali et peut concerner bien plus de monde que le PDG de la télévision nationale. Mohamed Salah Ben Aïssa, ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis explique que ce genre de nomination résulte d’un système instauré par la loi et promulgué par des décrets sous Ben Ali. La loi du 17 mars 1983 relative au régime des retraites des membres du gouvernement établit dans ses articles 9 et 11 que l’autorité de nomination (sous Ben Ali, c’était le Président de la République, sous l’actuel gouvernement provisoire, c’est le premier ministre) a le pouvoir «de faire bénéficier des agents de l’Etat les avantages de ceux qui ont acquis les rangs du gouvernement».
«Dans la loi, la nomination d’Adnene Kheder est parfaitement légale» souligne Mohamed Salah Ben Aïssa, «mais dans les faits, elle est l’expression même d’une aberration arbitraire totale dont Ben Ali profitait bien.» Le danger est double : avec un tel système n’importe quel fonctionnaire «arbitrairement» choisi par le chef de l’Etat peut bénéficier d’avantages «matériels et en nature» d’un poste qui n’est pas le sien. A savoir: une double rémunération, une voiture de fonction, des primes, des privilèges. Clientélisme et népotisme redeviennent les maîtres mots de la politique. «En appliquant à la lettre cette loi absurde, le gouvernement peut jouer tant qu’il veut sur le favoritisme.» déclare Mohamed Salah Ben Aïssa. Et quand on regarde de plus près, Adnene Kheder n’est pas le seul. Plusieurs «conseillers» de Hamadi Jebali ont aussi la casquette de «ministre». Comme on peut souvent lire dans le statut de Monsieur Lotfi Zitoun «ministre conseiller», mais ministre de quoi, et à la tête de quel ministère? Imed Daimi est aussi «ministre conseiller» du Président de la République, tout comme Abdelaziz Krichen. Rajouter ces appellations ajoute en fait quantité de privilèges non définis par la loi.
Dans le cas de la nomination du PDG de la télévision nationale au rang de Secrétaire d’Etat, publiée dans le journal officiel avec le décret loi 111 du 30 mars 2011, l’affaire est d’autant plus grave car avec cette action, l’Etat s’assure une «docilité» implicite de la part du PDG et donc de la chaîne de télévision. Un «Secrétaire d’Etat» est considéré dans sa définition comme «un membre du gouvernement». Où sera alors l’impartialité de Monsieur Kheder dans la gestion d’un service public tel que la télévision nationale? Alors que le nouveau rédacteur en chef du Journal télévisé, Saïd Khezami, déclarait il y a encore quelques jours que le journal «n’hésiterait pas à couvrir des évènements qui n’allaient pas dans le sens du gouvernement», on peut se demander s’il agira en toute indépendance avec un Secrétaire d’Etat comme PDG. Ce privilège pose encore une fois le problème de la non-application du décret loi 116 relatif à la création d’une instance de régulation de l’audiovisuel indépendante qui permettra de contrer ce genre de dérive.
Aujourd’hui cette nomination ne fait que «confirmer que la télévision nationale est une télévision d’Etat et non pas un service public» affirme Riadh Ferjani, expert en médias et chercheur à l’IPSI (Institut Supérieur des Sciences de l’information).
Pour Mohamed Salah Ben Aïssa, cette nomination est l’illustration même d’une affaire bien plus grave: le manque de volonté politique à réformer l’administration et le système corrompu de Ben Ali. «Ce décret-loi, nous avions proposé de le changer avec Monsieur Yadh Ben Achour dès le gouvernement Ghannouchi, lorsque nous étions membres de la haute Instance pour la Réalisation des objectifs de la révolution, mais cela a été mis de côté.» En regardant de plus près, cette loi est bien une boîte de pandore. Elle ne clarifie en rien quels seront les avantages dont bénéficieront ces «élus» du gouvernement. «Elle pose ainsi le problème de la rémunération des ministres et des agents de l’Etat. Tant qu’on n’aura pas changé cette loi, les ministres pourront dire qu’ils gagnent telle somme mais en fait ils peuvent s’enrichir sans problème puisqu’aucun plafond n’est fixé par la loi». Plus grave, cette loi et ce décret sont indisponibles pour le grand public, classés confidentiels sous Ben Ali, ils restent introuvables au sein du ministère «C’est pourtant l’argent du contribuable et donc du citoyen tunisien dont il s’agit » ajoute Mohamed Salah Ben Aïssa. Le réel enjeu est donc la transparence, tant que la loi n’aura pas changé et que les textes ne seront pas accessibles à tous, le clientélisme pourra continuer. Le train de vie de l’Etat doit être rendu public.
«Les membres du gouvernement ont trouvé des acquis de l’ancien régime en arrivant au pouvoir. Pourquoi les changeraient-ils quand cela leur profite. On en a eu le même exemple avec le cas de la nomination des gouverneurs. Si le gouvernement était si démocratique pourquoi ne pas nommer des gouverneurs compétents issus aussi de la Troïka ?»
En effet, la loi du 13 juin 1975 établit que le gouverneur est le dépositaire de «l’autorité de l’état» et le « représentant du gouvernement dans la région», en nommant des 16 gouverneurs nahdhaouis sur un total de 23, le gouvernement est dans la même logique d’ «Etat-parti» que sous Ben Ali et Bourguiba. Les gouverneurs ne représentent pas un gouvernement «hétérogène» mais le parti Ennahdha. «Le vrai danger ici, c’est que rien ne change, l’administration qui se devait d’être neutre politiquement ne l’est toujours pas».
Jusqu’où iront ces actes en toute impunité puisque la loi reste inchangée? Plus encore, quand le gouvernement instaurera-t-il une transparence réelle sur la rémunération des élus politiques? Quand on sait que l’actuel ministre des droits de l’homme est aussi porte-parole du gouvernement, que le ministre des affaires étrangères est le gendre du chef du parti majoritaire, le problème semble prendre de l’ampleur. Dernière question : que font les membres des deux autres partis de la Troïka face à ce phénomène?
Lilia Blaise
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