«L’art doit être beau mais pas révolutionnaire », cette phrase lancée par le ministre de la Culture pour justifier la fermeture du palais Abdellia pose question. Quel art possible en Tunisie après la révolution quand il ne doit pas «être révolutionnaire» ?
«L’art doit être beau mais pas révolutionnaire », cette phrase lancée par le ministre de la Culture pour justifier la fermeture du palais Abdellia pose question. Quel art possible en Tunisie après la révolution quand il ne doit pas «être révolutionnaire» ?
L’artiste n’a pas pris en photo une femme voilée. L’histoire de cette femme est «révolutionnaire» dans la mesure où le 13 janvier 2011, six mois avant la photo, cette même femme, enceinte de cinq mois s’était prise une balle perdue dans l’épaule. La photographe était allée à l’époque dans l’appartement où elle avait trouvée les traces de sang et de balles. Elle est revenue six mois plus tard pour rencontrer cette jeune femme et l’a photographiée, épanouie, ayant donné naissance à son bébé. L’impact de la balle à la fenêtre sera le détail qui montre l’histoire derrière l’image. Une histoire universelle, celle des violences lors des manifestations et une histoire parmi d’autres de la révolution tunisienne. Cette femme est une tunisienne comme une autre qui a vécu aussi les violences du 14 janvier et non pas juste une «femme voilée».
Voilà ce qu’est un art qui «révolutionne» au vrai sens du terme, comme le confirme la photographe Sophia Baraket : «L’art révolutionnaire serait celui qui fait changer les différents points de vue, celui qui permet à une société de casser avec ces différents réflexes artistiques et sociétales, celui qui permet à celui qui le voit de voir le monde sous des angles différents. Celui qui te change toi-même en profondeur. A la fin de la lecture d’un livre, ou la vision d’un film, ou encore d’une oeuvre picturale; Tu te retournes et tu te dis ah, ça sera plus jamais comme avant. Une vraie révolution.» Sans s’en rendre compte la photographe est passée du mot «révolutionnaire» au mot «révolution» car impulser le changement a bien plus d’impact que l’exposer ou le montrer.
Ainsi Monsieur le Ministre, sans le savoir vous avez pointé un fait important dans votre argument. La sociologue Jocelyn Dakhlia avait insisté lors d’une visite en Tunisie au festival de Regueb sur la différence entre un «art qui fait sa révolution» et un «art révolutionnaire» qui resterait trop dans la réactivité face à l’actualité et ne serait pas prendre de la distance. «Les artistes doivent avoir une capacité à être dans la nuance, l’apaisement. Plutôt qu’entrer dans le rapport de force, les artistes doivent établir un équilibre. Il doit faire ressentir la complexité plutôt que de prendre parti car les Tunisiens ont besoin d’avoir plusieurs regards, de voir la différence».
Ainsi peut-être le seul défaut de certains artistes est d’être encore trop dans un art émotionnel qui confronte au lieu de suggérer. Mais ce défaut ne doit en aucun cas être puni par la censure ou la fermeture du lieu-dit dans lequel les artistes peuvent s’exprimer. Il doit pousser à prendre de la distance. Quant au religieux, l’utiliser dans l’art ne revient pas forcément à «être subversif» ou «porter atteinte au sacré», sans oublier que l’art islamique fait aussi parti du patrimoine tunisien comme l’évoque l’œuvre le voile de l’illusion qui utilise des pages du Coran calligraphiées de lettres dorées pour son installation. «La religion peut aussi donner une impulsion, une inspiration comme on le voit dans le milieu des rappeurs arabes. Même le marché de l’art aujourd’hui est réceptif à l’art religieux. Il faut trouver un juste milieu entre l’art purement contemporain et l’art exclusivement musulman. Le monde artistique tunisien ne doit pas se réduire à une force anti-islamiste» déclare la sociologue. Sa réflexion est édifiante sur un point : l’artiste aussi «révolutionnaire» ne doit pas forcément participer au schéma qui divise en deux la société, il ne doit pas être érigé en défenseur de la «laïcité» ni en «force conservatrice», il doit trouver sa place en s’exprimant librement. «Mais la révolution ne doit pas être un diktat dans l’art, instaurer un totalitarisme révolutionnaire est contre-productif. L’artiste ne doit être pas être instrumentalisé à des fins politiques.» conclue Jocelyn Dahklia. S’engager oui mais savoir dépasser son engagement avec l’art, telle est peut-être la mission de l’artiste tunisien aujourd’hui. Pourquoi n’y arrive –t-il pas ? Pourquoi l’art «révolutionnaire» reste encore la seule ressource de l’artiste aujourd’hui ? Et bien justement parce qu’il est sans cesse confronté à des obstacles, dans l’espace public où une simple représentation théâtrale le 25 mats 2012 débouche sur les violences et le vandalisme par des groupuscules, où un simple évènement à la Marsa devient défenseur de «l’homosexualité» selon un journal donc condamnable, où enfin, une exposition est réduite le jour de sa clôture à un art «dangereux» faisant «l’objet d’une enquête judiciaire». Comment ne pas rester «révolutionnaire» dans ce genre de situation ?
Votre phrase monsieur le Ministre pousse l’artiste aujourd’hui à être dans une confrontation permanente : celui de la «résistance». Votre accusation contre les artistes pousse ces mêmes artistes à rester dans un art qui se bat pour exister plutôt qu’un art qui pousse à la réflexion. Oui l’art en Tunisie est «révolutionnaire» et n’a pas encore fait sa «vraie révolution», mais c’est parce que vous le cantonnez, avec de telles déclarations et de tels actes, à rester dans l’éternel combat, à jouer un rôle qui n’est pas forcément le sien, à se battre pour sa liberté d’expression et de création au lieu de l’exercer librement.
Lilia Blaise
A Lire
– Qu’est-ce qu’un art révolutionnaire Monsieur le ministre ? (1)