«Pourquoi le pouvoir a t-il duré si longtemps ? Et pourquoi ne respectait-il aucune forme de liberté ? On tenait plus que tout à représenter ce décalage énorme entre la mascarade et la démocratie de façade». Moez Mrabet revient sur Yahia Aich. Interview.
Rien ne semble arrêter Moez Mrabet, artiste en perpétuel mouvement, un jeune acteur, qui enseigne, interprète et met en scène. Formé à l’art dramatique à l’université, il est engagé par Fadhel Jaibi. Cette rencontre sera décisive dans son parcours : trois pièces, à son actif au sein de la troupe Familia. Il participe à de nombreux spectacles qui assoient sa notoriété auprès du public et des professionnels. On lève aujourd’hui le rideau sur ce comédien engagé.
Tekiano : Parlons, pour commencer de la dernière pièce en date : Yahia Yaich Amnesia
Moez Mrabet : Yahia Yaich, Amnesia, est jouée depuis avril 2010. Elle a été montée et créée en Janvier 2009. La pièce voulait d’emblée s’attaquer à la tête du pouvoir. Ça n’est pas venu comme ça. Ça vient d’un sentiment très fort de la nécessité de parler de ça. Le pouvoir était au cœur de nos préoccupations. Pourquoi a t-il duré si longtemps ? Pourquoi n’y avait il pas de place à la culture avec un grand C ? Et pourquoi ne respectait-il aucune forme de liberté ? On tenait plus que tout à représenter ce décalage énorme entre la mascarade et la démocratie de façade. Ce spectacle, comme par hasard était prémonitoire. On se demandait, comment on allait parler du pouvoir, et on ignorer les obstacles que nous allions rencontrer. Je me rappelle très bien des difficultés. Il y avait l’autocensure. On était certains qu’on n’allait pas pouvoir jouer, même à l’étranger, ils étaient capables de tout. L’avantage pour nous, c’est que le dernier ministre de la culture de l’ère Ben Ali, Basti, venait du monde du théâtre. Il a essayé de trouver une solution pour nous permettre de représenter cette pièce.
Quelles ont été les concessions ?
Enlever des phrases qui renvoyaient au discours officiel du parti au pouvoir, et bien évidemment celles qui font référence à la personnalité de l’homme du pouvoir. Mais le spectacle a fini par voir le jour. Les gens ont été abasourdis de voir une troupe tunisienne s’exprimer de la sorte. Les journaux tunisiens pro-pouvoir ont tout fait pour marginaliser la pièce. Des critiques ont même tenté de la ridiculiser la pièce.
Vous avez joué en France en Janvier, quelles ont été les réactions ?
Un regard admiratif. Un public avec qui on a eu des débats. Les gens avaient très envie de comprendre les choses. Une réaction très chaleureuse, plus que d’habitude. On est rentrés boostés, avec un autre état d’esprit. Ce n’est pas du tout pareil avant et après le 14 janvier. On a ajouté la pièce au programme d’Avignon cet été, c’est dire…
Avez-vous réécrit certains passages de Yahia Yaich, après la Révolution ?
Rien n’a changé dans le texte, parce qu’il atteste d’une période. Le fait de voir la pièce, comme elle est, pourrait traduire toutes les difficultés qu’on a traversées. Avant on disait «quel courage, ils ont eu», maintenant on entend «la réalité va beaucoup plus loin». Il ne faut pas oublier ce qu’on a vécu avant. Ce serait une grosse erreur.
Pensez-vous que les artistes ont joué un rôle dans cette Révolution ?
Avant le 12 janvier, on bougeait pas mal. Cette déferlante qu’on a vue sur facebook est passée par des artistes jeunes qui ont voulu briser la barrière du silence. Au sein du syndicat des arts dramatiques, il y avait beaucoup de manifestations qui sont allées dans le sens de la Révolution, à partir de décembre. On ne cautionnait pas cette violence, on ne voulait pas se taire. Jusqu’au 12 janvier 2011, je l’ai dit et je le redirai, le peuple a eu beaucoup d’avance sur les artistes. Entre parenthèses, on a vu aussi beaucoup d’opportunistes. Le 12, des artistes ont été malmenés, tabassés lors d’une manifestation pacifique ( Basma El Euchi, Raja Ben Ammar, Sawssen Maalej, Fadhel Jaibi) des étudiants de l’ISAT, ont été insultés . Vous connaissez la suite. Les excuses du premier ministre. La convocation de Fadhel et de Jalila par le ministre de la culture au nom du président déchu…
Quel type de rapports entretenez-vous avec Fadhel Jaibi ?
Je dirai un engagement artistique et social. Le théâtre qu’on a joué, est un théâtre artistique et citoyen. Cette notion de citoyenneté est très présente voire centrale dans nos travaux. Jaibi est un acteur qui réfléchit sur son passé, son futur. Il est complètement impliqué pour construire une histoire, apporter un sens au travail artistique mais aussi en tant que citoyen qui porte un regard critique, sans concession sur l’homme, sur ce monde qui l’entoure. Comment faire passer un point de vue qui peut être partagé par l’autre.
Etes- vous imprégné par Jaibi ?
On ne peut ne pas être imprégné. On partage des objectifs, des douleurs. On n’est pas qu’acteur avec Jaibi. C’est un travail de groupe. Le théâtre est né dans une cité grecque comme un engagement citoyen. C’est un théâtre de résistance, de réflexion. Le théâtre est politique dans le sens noble du terme. Voilà ce qui m’intéresse dans le théâtre de Jaibi. Je trouve mon compte là dedans, c’est ma vision de l’art.
Pourquoi rejouez-vous la pièce à Tunis ?
Pour répondre à une grande demande. Par ailleurs, une partie de cette recette soutiendra un projet qui vise à développer la culture dans des zones défavorisées du pays, comme Sidi Bouzid, Thala, Kasserine. Ce ne sont pas des citoyens de seconde classe. Il faut leur donner autant de moyens que les gens des grandes villes, et surtout éradiquer les activités bas de gamme des cellules du RCD.
Concrètement qu’allez-vous faire pour y remédier ?
Les idées sont en place…on voudrait aller et faire venir des gens du métier. On est à la recherche d’une structure caritative afin de mettre en œuvre un programme à court, moyen et long terme. Chacun de nous doit être responsable et faire en sorte de construire une nouvelle culture.
Propos recueillis par Haifa Kadhi
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